18 avril 2024

Croissance et développement

Une distinction est importante à faire : c’est celle entre la croissance et le développement. Ces deux termes sont souvent utilisés comme des synonymes, alimentant encore plus le mythe de la croissance, alors qu’en réalité ils définissent deux artefacts différents et non nécessairement consubstantiels. Nicholas Georgescu Roegen en parle notamment en ces termes :

« Une confusion sur laquelle Joseph Schumpeter a constamment mis en garde les économistes, c’est la confusion entre croissance et développement. Il y a croissance économique lorsque augmente la production par habitant des types de biens courants. Le développement signifie l’introduction des innovations techniques » 

«C’est en raison des instincts d’artisanat et de curiosité gratuite de l’homme qu’une innovation en suscite une autre, ce qui constitue le développement »

« Le passé de l’homme consiste principalement en longues séquences d’états quasi stationnaires et l’ère d’effervescence actuelle n’est en soi qu’une toute petite exception. Certains de ceux qui ne comprennent pas combien exceptionnel, et peut-être même anormal, est l’intermède actuel ignorent le fait que l’extraction du charbon des mines a commencé il y a seulement huit cents ans et que, aussi incroyable que cela paraisse, la moitié de la quantité de charbon qui ait jamais été extraite l’a été dans les trente dernières années. »

« En fait la véritable défense de l’environnement doit être centrée sur le taux global d’épuisement des ressources (et sur le taux de pollution qui en découle) la conclusion nécessaire des arguments avancés en faveur de cette perspective consiste à remplacer l’état stationnaire par un état de décroissance. À n’en point douter, la croissance actuelle doit non seulement cesser, mais être inversée »

« Une société industrielle se heurte à une accessibilité décroissante de la matière-énergie dont elle a besoin. Si cette circonstance n’est pas contrebalancée par des innovations technologiques, le capital doit nécessairement être accru et les gens doivent travailler davantage pour autant que la population doive demeurer constante. La difficulté majeure réside alors dans l’impossibilité des innovations à se poursuivre indéfiniment dans un système clos. Les progrès technologiques trop vantés et vendus à notre époque ne devraient pas nous aveugler. Du point de vue de l’économie des ressources terrestres – base du mode de vie industriel de l’humanité – la plupart des innovations représentent un gaspillage de basse entropie »

« La thèse selon laquelle l’état stationnaire constitue notre salut écologique, si brillamment soutenue par Herman Daly (1973) (cf. le développement durable) se heurte aussi à la quatrième loi de la thermodynamique. Sa grande popularité dans les pays occidentaux est surtout due au fait que les gens des pays développés qui, à présent, se sentent menacés par la crise de l’énergie aimeraient bien garder pour toujours leur niveau de vie actuel »

Il ressort de ces considérations que la corrélation entre développement et croissance ne va pas de soi et que nous pourrions très bien imaginer un développement sans croissance, c’est à dire un flux d’innovations technologiques n’entraînant pas d’augmentation du PIB, mais uniquement centrées sur la diminution de la pénibilité du travail humain, par exemple. En revanche, il semble difficile de concevoir une croissance sans développement, c’est à dire sans innovations technologiques permettant d’augmenter la production. Cette question est centrale dans le raisonnement sur la décroissance, puisqu’elle introduit un jugement qualitatif sur la technologie, et, en amont, sur la recherche et préfigure de la possibilité d’un changement de stratégie politique dans ce domaine.

Ce domaine de la technologie retient tout particulièrement l’attention de  NG Roegen qui déclare notamment que  :

« Pour comprendre la vraie nature de la présente crise de l’énergie et être en mesure d’imaginer son dénouement le plus probable, il faut écarter les innovations éblouissantes, mais subsidiaires, pour découvrir celles qui ont représenté un réel progrès technique. Aussi surprenant que cela puisse paraître, dans toute notre évolution technologique il n’y a eu que deux innovations vraiment cruciales

  1. Prométhée 1: Le Feu : c’est une conversion qualitative de l’énergie, à savoir la conversion d’une certaine forme d’énergie chimique en énergie calorifique.
  2. Prométhée 2: La Machine à vapeur : c’est également une conversion qualitative, à savoir la conversion de l’énergie calorifique en énergie motrice.

Reste à inventer Prométhée 3 : c’est à dire transformer l‘énergie solaire en énergie motrice. Mais il y a un problème car aucune recette pour collecter directement l’énergie solaire ne conduit à un processus en chaîne. La difficulté est essentielle : l’énergie solaire arrive au sol avec une intensité extrêmement faible, une énorme quantité de matière (les collecteurs) est donc nécessaire pour la concentrer. »

« Il conviendrait de glisser lentement et sans catastrophes vers une technologie « moins chaude ». Évidemment cette dernière technologie ne pourrait être qu’un nouvel âge de bois, différent quand même de celui du passé, parce que nos connaissances techniques sont plus étendues aujourd’hui. Et si ce retour devient nécessaire, la profession des économistes subira un changement curieux : au lieu d’être exclusivement préoccupés de croissance économique, les économistes chercheront des critères optima pour planifier la décroissance. »

Cette option nouvelle suggérée par Roegen, nécessiterait naturellement un changement de vision politique, un changement vers plus de sagesse, mais l’homme est-il capable de devenir sage ? Ce dont il doute, puisqu’il écrit encore :

« Une politique salutaire de conservation n’est pas une tâche pour une seule nation, ni même pour plusieurs nations. Elle nécessite la coopération étroite de toutes les nations. Malheureusement une telle coopération se heurte à des obstacles insurmontables, qui tous appartiennent à la nature humaine. Homo sapiens sapiens ne peut comprendre ce qu’il doit faire pour son salut écologique, sa nature l’empêche de suivre le conseil de la sagesse. » C’est une affirmation pessimiste sur la capacité de l’homme à mettre en place une coopération globale en fonction d’un objectif à terme.

« D’une part la population de nombreux pays continue à croître à grands pas en dépit du fait qu’elle a déjà dépassé la capacité nutritive normale de la terre. La capacité normale correspond à une agriculture organique, c’est-à-dire, une agriculture basée essentiellement sur l’énergie solaire. Aujourd’hui la terre est « forcée » par une agriculture mécanisée, des engrais chimiques et des espèces de haut rendement. »

C’est l’affirmation de deux hypothèses conjointes :

  • Premièrement : l’agriculture ne peut être qu’organique (terme anglo-saxon pour désigner l’agriculture biologique), mais attention, une agriculture bio basée uniquement sur l’énergie solaire, ce qui est largement différent de la conception capitaliste croissanciste représentée par le dérisoire label AB.
  • Deuxièmement le niveau quantitatif de la population mondiale est tel que ses besoins alimentaires ont dores et déjà largement dépassé la capacité de production de nourriture par une telle agriculture. Ce point est sans aucun doute le plus important, le plus crucial et le plus dramatique de l’impasse croissanciste, nous y reviendrons.

« Tout se passe comme si l’espèce humaine avait choisi de mener une vie brève mais excitante, laissant aux espèces moins ambitieuses une existence longue mais monotone. » Sans commentaire !…..

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