En préambule, nous avons insisté sur la nécessité de clarifier, et donc de classifier, les différentes interprétations possibles du mot, ou de la notion, de « Décroissance » par des personnes ou groupe de personnes en ayant des visions sensiblement divergentes. Nous allons entreprendre maintenant l’analyse critique d’une interprétation de la décroissance qui, bien que coexistant avec plusieurs autres, tend à vouloir s’imposer comme étant la seule la seule vraie décroissance, la seule décroissance recevable, aussi bien dans les médias que par ses représentants autoproclamés.
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- Cette idée de la décroissance dont plusieurs mouvances, rivales par ailleurs, revendique alternativement la paternité, voire la propriété.
- Cette décroissance souvent présentée par ses hérauts comme leur « décroissance », pour bien signifier que le mot « décroissance » leur appartient et que tout utilisateur de ce mot « décroissance » non agréé par eux ne pourrait être qu’un usurpateur
- Cette décroissance dont nous allons donc entamer l’analyse critique est fondée sur une idée simple, la première d’une liste de 5, que nous avons énuméré dans la chronique n°26 (préambule à cette série), et qui est celle-ci :
La Décroissance est un objectif permettant de changer le mode de vie actuel de chaque individu par un mode de vie meilleur, ou de façon plus ambitieuse le monde actuel par un monde meilleur.
Nous disons « fondée » sur cette 1ère idée simple, mais nous allons voir qu’en réalité, elle peut, dans certains cas, en associer plusieurs autres, et notamment la 3ème idée simple, celle qui permet de classer son utilisateur dans la catégorie des « imposteurs ». Mais nous allons nous en expliquer plus loin et dans le détail.
Au niveau des autres dénominations possibles de cette idée de la décroissance volontaire : nous en pouvons proposer plusieurs autres : et tout d’abord le premier, qui nous paraît le plus adapté : la décroissance choisie qui indique bien que ses partisans font le choix d’un autre modèle de société, qui est donc supposé avoir été pensé et prédéterminé. Autrement dit cela suppose qu’il ont conçu et formalisé un schéma précis dans le domaine de l’organisation sociétale.
Mais, dans la pratique, nous n’emploierons que parcimonieusement cette dénomination de décroissance choisie parce qu’elle est plus difficile à décliner : il est, en effet, assez peu compréhensible de parler d’un « décroissant choisi » ou « décroissant choisissant », alors que tout le monde comprend ce qu’est un « décroissant volontaire ».
D’autres dénominations pourraient également correspondre, comme par exemple : la décroissance individualiste, décroissance prosélytique, décroissance culturelle, décroissance exemplaire, objection de croissance. Tous ces termes pourront employés alternativement, mais nous verrons qu’ils peuvent, en résumé, tous être réunis autour d’un terme générique commun : la décroissance imaginaire.
Voyons maintenant qui sont les adeptes de cette décroissance volontaire ou décroissance choisie ?
Eh bien, ce sont essentiellement des gens qui s’appliquent à suivre un mode de vie individuel fondé sur une réduction de leur consommation d’un certain nombre de produits et services proposés par la société actuelle certains types de produits ou services pouvant aller même jusqu’à être bannis, parallèlement à une autofabrication de certains produits. Le stade ultime de ce comportement pouvant être de ne plus acheter du tout aucun produit ni service proposés par le marché et produire tout soi-même. Voici pour l’aspect individualiste.
Cette catégorie globale de décroissants volontaires qui poursuivent tous ce même idéal ainsi formulé : « La Décroissance est un objectif permettant de changer le mode de vie actuel de chaque individu par un mode de vie meilleur, ou de façon plus ambitieuse le monde actuel par un monde meilleur » se divise néanmoins en deux sous-catégories :
- ceux qui se confinent dans un périmètre identitaire (identitaire étant pris ici sans aucune connotation politique mais comme signifiant de la volonté d’un groupe de se déterminer individuellement par rapport à une appartenance à certaines valeurs génériques). Que nous dénommerons les décroissants volontaires individualistes et qui font plus particulièrement l’objet de cette chronique.
- ceux qui se donnent comme mission de promouvoir auprès du grand public un projet collectif dit de « décroissance » que nous dénommerons les décroissants volontaires « prosélytes », mais dont nous nous efforcerons également de dénoncer l’imposture dans une chronique suivante
Ces deux sous-catégories ne sont toutefois pas totalement hermétiques et de nombreuses porosités existent entre les deux, certains décroissants individualistes se laissant par moment ou intermittence plus ou moins tenter par la posture prosélyte.
Sur le plan des arguments véhiculés par ces type de décroissants, plusieurs thèmes, sont mis en avant, plus ou moins complémentaires d’ailleurs selon que la posture « prosélyte » soit privilégiée ou pas.
Premier de ces thèmes : la santé. Ce thème fait consensus au sein des décroissants individualistes, qui, ainsi, fondent leur démarche personnelle sur l’amélioration de leur santé par l’ingestion d’aliments supposé non toxiques, la mise en place d’un cadre de vie non pollué et exempt de stress professionnel.
Deuxième thème : l’inquiétude face au réchauffement climatique, dont nous reparlerons abondamment
Troisième thème : le rejet du nucléaire, thème historique mais qui entre en collision avec le thème du réchauffement climatique et qui génère des confusions de plus en plus inextricables au sein de cette mouvance
Quatrième thème : la joie de vivre. Ce thème est fondé sur le postulat que la société croissanciste a plongé les gens dans un marasme mental que seul la décroissance peut éradiquer. L’acte de décroître devient alors un fait culturel jouissif. Un thème connexe à la joie de vivre est celui de l’amélioration supposée des relations sociales par l’augmentation de la fréquentation physique des gens entre eux, thème symbolisé par le slogan : moins de biens, plus de liens. D’où l’appellation adjacente de décroissance culturelle.
Autre thème : l’exemplarité du comportement : retour à la terre, alimentation bio, expériences de monnaie locale, pratique du vélo, rejet des outils de communication virtuels, tels la visio conférence informatique et même le téléphone mobile. etc… tous types de pratiques que nous regrouperons sous le terme générique d’alternatives concrètes et qui sont supposées faire tache d’huile au sein de la population, C’est ainsi que, par une multiplication numérique et spontanée des acteurs de ces alternatives concrètes, une « masse critique » pourrait être atteinte débouchant alors sur une généralisation pacifique et sans heurt de ce type de pratiques par la population toute entière.
Sur le fond et en théorie, la plupart des gens du commun ne sont pas hostiles à cette façon de voir les choses, mais dans la réalité immédiate (qui, se renouvelant chaque jour à l’identique, devient en fait une « réalité durable”), l’immense majorité de la population indique clairement qu’elle a d’autres préoccupations plus immédiates ainsi que le montrent tous les sondages d’opinion, où la volonté d’adopter ce type de comportement « dit décroissant » n’apparaît quasiment jamais dans les réponses des citoyens interrogés.
Bien au contraire, la quasi totalité des sondés croit dur comme fer (le fer qui va pourtant être épuisé aux environs de 2087) que le progrès technique va perdurer indéfiniment et venir pallier tous les problèmes rencontrés par la croissance. N’entendons nous pas si souvent dans la bouche de tel ou tel citoyen ordinaire la célèbre phrase extraite du catéchisme croissanciste : « je fais pleinement confiance au génie humain pour trouver la solution à tous les problèmes qui lui seront posés ». Illustration saisissante de l’incommensurable orgueil qui conduit tout droit vers l’impasse de cette même croissance, dont nous avons déjà parlé dans la série des « chroniques de la fin de la croissance » (n°1 à 25).
Néanmoins, force nous est de reconnaître que ces thuriféraires de la croissance ont, en tous cas, le mérite de la cohérence intellectuelle et qu’ils doivent être considérés avec respect, et ce pour une raison majeure : ils ont su mettre leur comportement en adéquation avec leurs convictions, ce qui est loin d’être le cas, il faut bien le dire, pour la plupart de ceux qui pataugent dans le marécage de la rhétorique décroissante.
En réalité, le débat sur la Décroissance peut varier en fonction d’un certain nombre de paramètres qui, s’ils sont changés retournent les questions en sens inverse. C’est alors que nous en revenons, comme annoncé, au problème de l’ambiguïté du critère de l’exemplarité qui fait que ce qui peut paraître exemplaire pour l’un, ne l’est pas forcément pour l’autre.
- Prenons par exemple le paramètre « pourquoi » : ceux qui pensent que la décroissance doit s’installer parce que la croissance est néfaste à l’homme préconiseront nécessairement des actions différentes de ceux qui pensent qu’elle est inéluctable pour des raisons géologiques.
- Prenons ensuite le paramètre « où » : ceux qui pensent que la décroissance doit s’installer dans tous les secteurs de l’activité humaine préconiseront nécessairement des actions différentes de ceux qui pensent qu’elle ne doit s’appliquer que dans certains domaines.
- Prenons encore le paramètre « quand » : ceux qui pensent que la décroissance doit s’installer maintenant et tout de suite préconiseront nécessairement des actions différentes de ceux qui pensent qu’il faut profiter du bon temps avant que le ciel ne nous tombe sur la tête, etc…., etc….
Cette divergence manifeste dans l’appréciation commune de ce qui est bon et de ce qui est mauvais pour l’avenir de l’homme, renvoie à la notion fumeuse d’intérêt général, que nous aurons l’occasion d’analyser dans le cadre d’une prochaine chronique. Cette remarquable confusion du raisonnement imprègne même, et sans doute à leur corps défendant, certains idéologues parmi les plus sympathiques de la cause réductionniste. Témoin cette jolie formule d’un décroissant notoire : le capitalisme donne à jouir, mais il n’est pas sûr que cette jouissance soit de bonne qualité ! Jolie formule certes, mais qui traduit cependant une fâcheuse tendance de ce type de décroissants à flirter avec le péché de certitude, dans un monde connu pourtant pour être fait du contraire.
En un mot, ces décroissants volontaires-individualistes sont tout près de croire qu’ils détiennent la Vérité-Sur-La-Terre et que ce sont les autres qui, comme dirait Sartre, les font vivre dans un enfer.
Mais il y a plus grave car ces préconisations de frugalité, qu’elles soient exemplaires ou pas, risque fort de présenter un défaut majeur : l’inefficacité.
Prenons par exemple l’économie de l’énergie. Que pouvons nous penser de cette préconisation : réduisons notre consommation d’énergie ? Eh bien en réalité pas grand chose, parce que tout dépend selon que vous soyez riche ou misérable, c’est à dire, pour le cas qui nous intéresse, selon que vous soyez membre l’OPEP ou pas.
Car voyez-vous, paradoxalement, les pauvres en hydrocarbures, c’est à dire nous les européens n’avons pas de raison logique de rationner (ou d’auto-rationner) des matières premières que nous ne possédons pas mais que nous devons acheter à ceux qui les possèdent alors que eux, ceux qui_ les possèdent, auraient tout intérêt à ne pas trop nous en céder afin de préserver leurs stocks et assurer le devenir de leurs petits enfants.
En termes clairs, la question se pose ainsi : pourquoi un français (par exemple) devrait-il économiser le pétrole (pour d’autres raisons que purement budgétaire, comme toute autre denrée par ailleurs) alors que cette attitude ne ferait que libérer des quantités plus grandes pour les ressortissants des autres pays ?
Un saoudien, par contre aurait tout intérêt à le faire , soit afin d’assurer son avenir énergétique pour des dizaines d’années, soit pour augmenter sa rente tout en diminuant ses quantités vendues, soit pour les deux raisons cumulées.
Nous voyons donc que, en tenant compte des contingences mondiales, la démarche de « frugalité dans un seul pays » n’est que l’expression actuelle d’une cécité régionaliste, tout comme le « socialisme dans un seul pays », fut en son temps, une vision déformée de la cause communiste.
Il est évident que, hormis une entente mondiale sur le sujet, toute démarche partielle de décroissance volontaire ne ferait que libérer de la croissance pour le reste du monde, illustrant ainsi une application planétaire du bon vieux principe des vases communicants.
Ces envahissants appels à l’abstinence, diffèrent largement des innocentes trajectoires hippies des années post 1968, en ce sens qu’ils portent en eux le germe détestable de la culpabilisation de l’autre et le ferment redoutable de l’ostracisme du comportement. Ces deux quêtes se situent également aux antipodes anthropologiques l’une de l’autre parce que la quête soixante-huitarde ne prenait pas en compte la raréfaction prochaine des ressources terrestres alors que l’actuelle ne pense qu’à ça avec effroi. A l’époque, le mouvement hippie de retour à la terre était un mouvement insouciant, tout entier tourné vers un plaisir qui naissait naturellement du rejet du mode de vie consumériste, alors qu’aujourd’hui, la mouvance décroissante volontariste individualiste frôle la schizophrénie en tentant de se persuader que d’éventuels efforts ingrats lui vaudront la Joie de Vivre, version païenne du Paradis sur Terre.
Cette idée simpliste d’une décroissance économique voulue conjointement et simultanément par tous les homo industrialis de la planète qui les amènerait à rompre de plein gré avec la croissance, c’est une chimère sympathique, mais ce n’est qu’une chimère, un rêve, une construction imaginaire de l’esprit. Cette décroissance n’arrivera jamais ! Elle n’arrivera jamais, contrairement à ce qu’affirme certains représentants, militants de la décroissance volontaire individualiste, qui annoncent pressentir un élan populaires vers la frugalité, un soi-disant désir des masses à la réduction du PIB, un prétendu souhait de diminution du niveau des revenus.
Ces ressentis ne sont, malheureusement, que le fruit de leur imagination. La preuve en est que ceux, dont je fais partie, qui n’ont cessé de critiquer la société de consommation et le capitalisme depuis 1968, n’ont toujours pas observé, depuis maintenant plus de 50 ans, (c’est à dire un demi-siècle) la moindre évolution positive dans ce sens. Bien au contraire, depuis 1968 le PIB s’est accru continuellement, la société de consommation s’est développé, le capitalisme s’est renforcé, dans le même temps où les inégalités se sont renforcées et l’écart des revenus s’est accru.
Ce bilan déplorable s’est installé triomphalement sur les ruines de la pensée volontariste individualiste tout au long de ce dernier demi-siècle malgré les appels incessants à la sobriété vertueuse.
C’est bien la preuve manifeste que tous ceux qui annoncent aujourd’hui que les populations sont partisanes d’une réduction volontaire de leur train de vie, vivent dans le déni et ne doivent sans doute la pertinence de leur discours qu’à la recherche d’une notoriété autosatisfactrice auprès d’une militantèle groupusculaire.
Car, en réalité, la décroissance sera subie ou ne sera pas.
Mais, très probablement, la décroissance sera, car nous, théoriciens de la décroissance, avons accumulé les données factuelles qui démontrent que, sauf miracle ou événement cosmique imprévu, cette survenue est inéluctable, sa date seule restant incertaine.
C’est pourquoi nous conseillons amicalement tous ceux qui continuent à caresser l’illusion d’une autodétermination, plus ou moins démocratique, des populations humaines vers une décroissance volontaire de se rendre à l’évidence et de décoloniser leur imaginaire sur ce point particulier.
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